Partir en seigneur
Québec — Le niveau d’émotion avait baissé d’un cran, mais Alex Harvey avait encore une lourde tâche à accomplir hier matin : suivre Alexander Bolshunov, l’homme fort de la distance. Le Russe, lui, n’avait qu’une idée en tête : rattraper Johannes Hoesflot Klæbo, l’irrésistible sprinter norvégien parti 52 secondes devant lui.
Un futur retraité, qui pouvait conclure sa carrière de façon magistrale, et deux fondeurs de 22 ans, qui pourraient dominer le circuit pendant des années.
Les finales de la Coupe du monde de Québec ne pouvaient espérer un épilogue plus alléchant, d’autant que le soleil s’était enfin pointé, caressant les milliers de spectateurs qui avaient de nouveau envahi les plaines d’Abraham.
Comme prévu, Bolshunov est parti comme un train pour cette poursuite de 15 km en style libre, avec Harvey sur son porte-bagages, bien camouflé du vent, mais « le lactate partout dans le corps » pendant le premier tour, même s’il n’a pris aucun relais.
L’avance de Klæbo a graduellement fondu, jusqu’à ce qu’il comprenne qu’il avait tout intérêt à lever le pied et à attendre ses deux poursuivants, qui l’ont rejoint à mi-parcours. Il ne restait plus qu’à apprécier la bataille à trois.
La locomotive Bolshunov a continué de mener l’épreuve, tandis que Klæbo et Harvey s’échangeaient la politesse dans son sillon.
Après les émotions fortes de sa deuxième place inespérée de la veille, l’athlète de Saint-Ferréol-les-Neiges, transporté par son public, a pu profiter de l’ultime boucle, la toute dernière de sa carrière.
« Samedi, c’était vraiment émotif, je croyais encore au podium, mais il fallait que je force pour y croire, dira-t-il. Aujourd’hui, je n’avais pas à forcer pour y croire. »
« J’ai pu apprécier la journée, surtout mon dernier tour, j’ai pu savourer le moment, même si c’était difficile de rester dans ma bulle. »
— Alex Harvey
À un peu plus d’un kilomètre, Klæbo a donné un coup dans la montée ultime, se procurant un coussin de trois secondes qu’il a conservé jusqu’à l’arrivée. Troisième en entrant dans le stade, Harvey a livré un duel à Bolshunov dans la dernière ligne droite, le coiffant d’un coup de hanche sur le fil.
Fidèle à son habitude, Harvey s’est laissé glisser jusqu’au vainqueur pour le féliciter. Celui-ci s’est informé de l’issue du sprint pour la deuxième place. En apprenant que son rival canadien l’avait emporté, Klæbo l’a remercié. Le Norvégien confirmait ainsi sa mainmise sur le grand globe de cristal décerné au meilleur fondeur de la saison, devançant Bolshunov de 100 points.
« C’est très cool d’avoir Harvey encore une fois sur le podium, a souligné Klæbo. On est tous vraiment heureux qu’il puisse terminer sa carrière de cette façon. »
Harvey s’est ensuite approché de Bolshunov, gonflant le biceps droit, pour signifier que le Russe était le plus costaud.
« Même s’il termine troisième, c’était lui le plus fort sur les skis aujourd’hui, a admis Harvey. C’est ça, la beauté de mon sport, ce n’est pas tout le temps le plus fort qui gagne. C’est pour ça que j’ai gagné des courses. Physiquement, je n’ai jamais été le plus fort, mais la stratégie, la technique, parfois l’équipement, c’est ce qui m’a permis de gagner [durant ma carrière]. »
Ce « panache » est d’ailleurs un trait que n’a pas manqué de souligner le Français Maurice Manificat. « Je suis admiratif, c’est impressionnant ce qu’il fait, a relevé le triple médaillé olympique de 32 ans. Comme on dit en français, il ne payait pas de mine, on ne se doute pas qu’il peut gagner et faire des podiums. Parfois, il sort des courses, tu te demandes comment il fait. Il a un incroyable finish, une gestion de la course très tactique, c’est pour ça que c’est impressionnant. C’est un grand athlète. »
Deuxième de la poursuite et donc du mini-tour, Harvey a enregistré le meilleur chrono de la journée, une « victoire » considérée comme telle par la Fédération internationale de ski.
Son père Pierre avait lui aussi tiré sa révérence à 30 ans avec une victoire, au 50 km d’Holmenkollen, à Oslo, dont c’était la 100e présentation en 1988.
À Québec, samedi, il a assisté à la course au milieu de la foule, se mêlant au groupe d’amis de son fils pendant les célébrations. Il tenait une bouteille de champagne dont il pensait pouvoir asperger Alex. C’est plutôt lui qui est passé à la douche quand le héros du jour a enjambé une clôture pour venir lui sauter dans les bras.
« C’est magnifique, c’est Walt Disney, ça n’existe pas dans la vraie vie », a réagi Pierre, dont c’était le 62e anniversaire. Ému, il a expliqué que la retraite de son fils est une forme de « délivrance », puisqu’il n’aura plus à s’inquiéter pour lui.
« C’est une belle fin. Ça ne sert à rien d’étirer la sauce. Il a fait tout ce qu’il pouvait. Tu ne peux pas demander mieux. »
— Pierre Harvey
À deux pas de là, Sophie Ringuet, la fiancée de Harvey, tenait une pancarte où il était inscrit : « L’appel de la paternité #chanceux ». Un clin d’œil à un article de journal, a-t-elle dit en souriant. « Ça nous avait tellement fait rire ! »
Pourtant, ce scénario heureux à Québec ne paraissait pas écrit d’avance quand son amoureux est débarqué d’Europe en début de semaine.
« Si je suis honnête, il était un peu moins pétillant que d’habitude parce qu’il n’a pas eu sa saison de rêve. Il en était un peu stressé. Mais c’est là qu’on voit qu’en ski de fond, la tête est importante, mais ce sont surtout les jambes et le cœur qui comptent. Tu vois que la foule peut faire toute une différence. Je pense qu’il est allé au fin fond de ses ressources. »
Harvey conclut sa carrière de 10 saisons avec 32 podiums de Coupe du monde, dont 29 individuels. Aux Championnats du monde, il a remporté cinq médailles, dont deux en or, palmarès inégalé pour un fondeur canadien. Seul le podium olympique lui aura échappé de justesse.
« Comme plusieurs ti-culs, je rêvais d’aller aux Jeux olympiques, a dit Harvey en conférence de presse. Ce n’était pas si concret dans ma tête. Quand ça a débloqué, c’est allé tellement vite que ça a passé presque comme un rêve. D’un rêve lointain, presque inaccessible, jusqu’à me retrouver quelques années plus tard sur le podium de la Coupe du monde une, deux, trois fois par année. Je me suis rendu plus loin que ce que j’aurais cru quand j’étais plus jeune. »
Croire en soi : voilà l’héritage que Harvey souhaiterait transmettre à ses successeurs sur la piste. Plus important encore, comme il l’a mentionné au micro pour remercier la foule venue l’acclamer : « Allez jouer dehors, c’est le plus beau cadeau que vous pourrez vous faire pour le reste de votre vie. »